Les « Satan Shoes », œuvre d’art ou simple contrefaçon ?

Ange ou démon ?
Artiste ou délinquant ?
Oeuvre d’art ou simple contrefaçon ?
Telle est la question à laquelle nous n’aurons pas de réponse judiciaire.

Par Carla Bertrand, Juriste,
et Laurence Rivière, Directrice du Département Marques et Contrats du cabinet ICOSA – Conseil en Propriété Industrielle

Le vendredi 26 mars 2021, une affaire a fait couler beaucoup d’encre aux Etats-Unis. En jeu : la vente d’un modèle de « Satan Shoes », par la société MSCHF, connue pour ses diverses réinterprétations choquantes d’objets et d’œuvres d’art. Il s’agit cette fois d’un détournement de la basket « Air Max 97 » de Nike.

En association avec le rappeur Lil Nas X, lui aussi connu pour ses vidéos provocatrices, MSCHF a ajouté au célèbre modèle de basket, des signes distinctifs à connotation satanique : un pentagramme sur la languette, les couleurs rouges et noir, une goutte de sang mélangé à l’encre des semelles, l’inscription « Luke 10:18 » et bien entendu, cette création originale a été fabriquée en 666 exemplaires.

Pour la petite histoire,

cette création faisait suite aux « Jesus Shoes » (toujours crées par la société MSCHF) contenant de l’eau du Jourdain et une représentation de Jésus sur sa croix en guise de charm sur les lacets. Or, Nike n’avait pas, en 2019, intenté de poursuites.

Cette fois pourtant, c’en était trop. Inquiète de protéger ses droits, Nike a très rapidement réagi :

  • Par la voie judiciaire : Nike a exigé de MSCHF le retrait des sneakers sataniques du marché, insistant sur le préjudice irréparable subi, notamment après l’appel massif au boycott sur les différents réseaux sociaux, au motif que l’entreprise soutiendrait le satanisme ;
  • Par la communication en déclarant que « les ‘Satan shoes’ ont été produites sans l’accord de Nike ou son autorisation. Nike n’est, en aucun cas, associé à ce projet (…) et engage une action en justice (…) pour dissiper la confusion et la dilution sur le marché en rétablissant les faits ».

La société MSCHF a répliqué n’avoir jamais communiqué sur une quelconque collaboration avec la société Nike autour du lancement des « Satan Shoes » et avoir au contraire largement expliqué avoir agi sans la participation de Nike. Par ailleurs, la société a défendu sa conception en soulignant que « ce ne sont pas des chaussures ordinaires, mais plutôt des œuvres d’art en petites séries vendues comme des pièces collectors ».

Cet argument est en théorie intéressant :
où s’arrête le droit des marques, où commence l’art ? Où la propriété intellectuelle doit-elle céder la place à la liberté d’expression ? Sans doute lorsque l’« artiste » cause un préjudice illégitime à un tiers, dans le but apparemment unique de faire du profit. La reprise du modèle Nike, Swoosh inclus, avait-il un intérêt artistique ou un intérêt pour véhiculer un certain message ? Rien n’est moins sûr.

Le comportement de la société MSCHF semble plutôt bel et bien caractériser des faits de contrefaçon portant atteinte aux droits de Nike sur sa marque verbale, sa marque figurative Swoosh (la fameuse virgule), toutes deux reconnues par les tribunaux et administrations comme des marques renommées, mais également sur ses droits d’auteur/dessin et modèle sur le modèle Air Max 97, sans oublier l’atteinte ainsi portée à l’image de la société.

Irions-nous-mêmes jusqu’à évoquer des faits de diffamation/dénigrement contre la société Nike ?

Un juge fédéral américain a émis rapidement une ordonnance d’interdiction temporaire à l’encontre de MSCHF empêchant d’expédier les commandes de chaussures (déjà en rupture de stock). Mais ce litige s’est finalement soldé par un accord amiable, la société MSCHF ayant consenti à retirer ses sneakers du marché. Nous n’aurons donc pas de décision judiciaire dans cette affaire, mais 665 consommateurs mécontents, tenus de renvoyer la paire de chaussure acquise pour 1 018$.

Tout est donc bien qui ne finit pas trop mal pour Nike, victime de son succès, qui a obtenu gain de cause (à quel prix, l’histoire ne le dit pas).

Cette réaction de la part de Nike n’est pas inédite. La société est connue pour le maintien strict de la protection de ses marques. À titre d’exemple, Nike avait bloqué la commercialisation de la reproduction de son modèle « Dunk » par la marque Warren Lotas. L’équipementier avait indiqué que cette version, connue sous le nom de Staple Pigeon x WL provoquait « une confusion sur le marché en ce qui concerne la question de savoir s’il s'[agissait] de personnalisations légitimes ou de contrefaçons illégales ».

Et grand bien lui en fasse, puisque le propriétaire de marque ne peut s’abstenir de contrôler l’usage qui en est fait, et ce non seulement pour se protéger soi-même mais également pour protéger ses consommateurs.

En effet, « la fonction essentielle de la marque est de garantir au consommateur ou à l’utilisateur final, l’identité du produit ou du service désigné par la marque, en lui permettant de distinguer sans confusion possible ce produit ou ce service, de ceux qui ont une autre provenance » (CJUE 22 juin 1976, aff. 119/75 Terrapin c/ Terranova : Rec CJCE 1976 I, p. 3711).

Si le propriétaire de la marque ne le fait pas, personne ne le fera.

Le propriétaire d’une marque porte donc une responsabilité : celle de surveiller son bien, et de contrer l’usage illicite, détourné ou frauduleux, de sa marque. Pour mener une stratégie efficace, il devra agir avec stratégie et tactique, sur le choix des opérations de surveillance (douanes, web) et d’attaque.
Dans l’Art de la Guerre, le premier livre de stratégie au monde, Sun Tzu est très clair : « L’invincibilité se trouve dans la défense, la possibilité de victoire dans l’attaque. »